LeBron James aurait pu être celui-là. Ce "New York Giant". S’il avait choisi d’emmener ses talents à New York en 2010 et de relever le plus gros défi du basket pro – faire gagner les Knicks -, LBJ aurait pu devenir l’emblème du club et l’âme d’une ville qui attend un titre NBA depuis des lustres. Il aurait pu, tout simplement, devenir le nouveau Walt Frazier.
Vous avez bien lu. Pas le nouveau Jordan, le nouveau Magic ou le nouveau Bird. Les fans des Knicks se foutent de ces trois-là. Pas même le nouveau Ewing (qui s’est lourdement troué en Finales 94), le nouveau Bernard King (dont le brillant passage à NYC a été gâché par les blessures) ou le nouveau Willis Reed (héros de la finale ’70 et MVP des deux finales gagnées par les Knicks). En gagnant le cœur des fans les plus exigeants du pays, LeBron serait devenu le nouveau Clyde.
Empire State Of Mind
Il faut plus que du talent pour réussir à New York. Il faut du caractère, de la personnalité, du style. Il faut être capable de représenter la ville sur le terrain et de l’incarner en dehors. Il faut jouer dur, attaquer intelligemment, défendre fort. Le public du Madison est probablement, avec celui de Boston, le plus fin connaisseur de toute la ligue. Pour lui, le beau basket ne se limite pas à des isolations et des alley-oops en contre-attaque. Le MSG veut de la cohésion et du sacrifice. Et c’est justement parce qu’il a été aux premières loges de la génération Frazier.
Les fans new-yorkais étaient-ils aussi soucieux de la qualité du basket proposé avant la grande équipe qui leur a offert ses deux seuls titres ? Est-ce que c’est l’œuf qui vient en premier ou la poule ? Difficile à dire. Le fait est que Walt et ses coéquipiers ont marqué l’histoire de la franchise et de la ville, et servent à présent de référence historique, culturelle et sportive à la Grosse Pomme. Coachés magistralement par Red Holzman, apôtre d’un basket simple et collectif, les Knicks ont dominé le début des années 70, remportant le titre en 70 et 73 et perdant la finale 72 contre d’invincibles Lakers.
L’équipe est remarquablement équilibrée autour de son axe fort, le duo Frazier-Reed. Entre Dave DeBusschere, Bill Bradley, Earl Monroe, Jerry Lucas ou encore Cazzie Russell, le talent autour de ces deux-là ne manque pas, mais la marque de fabrique est toujours la même : pas de stars et pas de superflu.
« Clyde est le seul joueur que j’ai vu que je décrirais comme un artiste. » Bill Bradley
De ce collectif inoubliable, les bouquins d’histoire ne retiennent presque rien, et les highlights que la ligue a toujours mis en avant se contentent de faire allusion au fameux comeback de Reed lors du Game 7 de la finale 70. Frazier a essentiellement été rayé du patrimoine transmis par David Stern à l’imaginaire collectif des fans du monde entier. Il n’y a qu’à New York que sa légende survit. Sous un surnom bien précis. « Qu’est-ce que je pense de Clyde ? Je l’adore », confie Ken Drews, fan des Knicks depuis toujours et qui anime l’excellent podcast de Freedarko.com, intitulé « The Disciples of Clyde » en honneur à l’ancien arrière des Knicks.
« Comment pourrait-il en être autrement ? Il a le sérieux qui vient de son succès sur le parquet à l’époque, il a gracieusement vieilli, il a l’air heureux et il est depuis plus de vingt ans un commentateur unique et agréable à la radio et à la télé. C’est une maille très forte du tissu du club, ancré d’une façon telle que très peu de joueurs dans n’importe quel sport, même de meilleurs joueurs que lui, l’ont jamais été. »
Ce dont Drews parle, c’est une communion pure et simple entre l’athlète et son public, un lien extrêmement fort qui dépasse largement le strict cadre sportif. De telle sorte que près de 35 ans après ses derniers tirs sous un maillot des Knicks, les fans du club ressentent toujours quelque chose d’unique pour celui qui pourrait n’être qu’un ex-joueur-devenu-commentateur comme un autre.
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Gentleman cambrioleur
Ce qui lie Frazier au public new-yorkais, c’est son attitude. Sur le terrain, Walt était un tueur. Capable de contrôler le jeu, de mettre tout le monde en valeur, et de sortir les actions décisives en attaque comme en défense.
« On entend souvent parler de joueurs comme Gervin ou English qui mettent discrètement 39 points », peut-on lire à son sujet de la plume de Bill Simmons dans son livre « The Book of Basketball ». « Eh bien Walt en mettait 25 bruyants. Avec 4 interceptions assourdissantes. »
Peu de joueurs de l’époque jouissent du même respect de leurs pairs que Frazier, qui était terriblement craint pour sa capacité à prendre un match en main dans les dernières minutes. S’il a dû laisser les trophées de MVP de la finale à Reed (aussi élu MVP de la saison en 1970), Frazier a toujours été la clef de voûte des Knicks d’Holzman. Élu 4 fois dans la All-NBA 1st Team, deux fois dans la 2nd, et membre indétrônable du meilleur cinq défensif de la ligue de 1969 à 75, Walt était le meilleur arrière de la ligue avec Jerry West.
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Pete Maravich avait un talent phénoménal, Nate Archibald a sorti une saison inégalable statistiquement et d’autres joueurs ont marqué la décennie à leur manière, mais le meneur des Knicks et la légende des Lakers étaient les deux compétiteurs les plus féroces du début des 70’s.
Et si West était alors à un stade plus avancé de sa carrière, leurs trois affrontements en finale ont tourné à l’avantage de Frazier, qui aurait pu gagner les trois titres si Willis Reed n’avait pas raté les playoffs 72 sur blessure. Et si l’on retient du 7ème match de la finale 70 le retour inattendu du même Reed, qui, blessé, avait rentré ses deux premiers tirs dans un Garden proche de la folie, c’est avant tout grâce au match monstrueux de son meneur que New York a pu remporter le premier trophée de son histoire.
36 points (12/17 aux tirs, 12/12 aux lancers-francs), 7 rebonds, 19 passes : sa ligne de stats lors du match le plus important de l’histoire de la franchise est sans aucun doute la performance la plus folle et la plus sous-estimée de l’histoire des finales… Mais les chiffres ou autres exploits sportifs ne peuvent pas expliquer pourquoi Frazier a autant fait vibrer le Madison. Ou pourquoi les fans new-yorkais se sont autant identifiés à un joueur originaire d’Atlanta qui n’a jamais fait parler de lui sur les playgrounds de la ville.
Aucune stat, aucun tir clutch et aucune interception cruciale ne peuvent répondre à ces questions, parce que les vraies raisons de l’adulation de New York pour son numéro 10 sont à chercher en dehors du parquet.
« C’est la balle de Clyde, il nous laisse simplement jouer avec de temps en temps. » Willis Reed
Walt Frazier est au New York des années 70 ce que Bryant Reeves était à l’Oklahoma des années 90 : le parfait ambassadeur. Exubérant, classe, délicieusement mystérieux. Avec la plupart du temps un chapeau particulièrement flashy (qui lui a valu son surnom Clyde, en référence au personnage de Bonnie and Clyde joué par Warren Beaty), un manteau de fourrure et ses fameuses pattes, Frazier arrivait fréquemment au Madison Square Garden en Rolls Royce et était l’une des vedettes incontournables des nuits fiévreuses de Manhattan.
Un style flamboyant qui lui aurait coûté cher aux yeux des fans s’il s’était contenté d’une carrière tranquille à la Vince Carter. Mais Frazier était aussi sérieux et déterminé à gagner sur le terrain que relax et déterminé à prendre du bon temps en dehors. Dans une ville à la fois dure et pleine de paillettes, Clyde a su imposer un style et une aura taillés pour la plus fabuleuse salle de basket au monde et les fans les plus exigeants. « Clyde est le seul joueur que j’ai vu que je décrirais comme un artiste. Il a une approche artistique de ce sport », avait dit un jour son coéquipier Bill Bradley. Il faudra plus qu’un titre pour le détrôner dans le cœur des New-Yorkais, il faudra du style, du sang-froid et un charisme qu’on ne peut puiser qu’à New York.
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La parole est à la défense
En plus d’avoir joué l’essentiel de sa carrière aux Knicks, Phil Jackson a passé l’essentiel de la saison 1969-70, blessé, à servir d’assistant à Red Holzman. Voici un extrait de son livre « Sacred Hoops », dans lequel le coach le plus titré de l’histoire de la ligue parle de l’un de ses principaux mentors :
« Holzman était un maître de la défense. En fait, pendant notre premier entraînement, il nous a fait faire des allers-retours, pour mettre une pression tout-terrain. Red croyait dur comme fer qu’une défense solide aidait non seulement à gagner les gros matches, mais aussi, et c’est le plus important, à forcer les joueurs à développer une solidarité en tant qu’équipe. (…)
Les Knicks étaient tellement blindés de bons shooteurs – Walt Frazier, Bill Bradley, Cazzie Russell – qu’Holzman ne se souciait même pas de l’attaque. Il nous laissait élaborer nos propres systèmes. (…) Ce qui était important pour lui, c’était de toujours faire tourner la balle et de ne pas laisser un ou deux joueurs prendre tous les tirs. Résultat, on avait souvent six à huit joueurs au-dessus de 10 points… »
Et Frazier était le meneur d’hommes idéal pour assurer à son coach que ses directives seraient appliquées à la lettre sur le terrain. En plus d’être à la fois excellent passeur et très bon gestionnaire, les qualités défensives de Clyde en faisaient le pilier indiscutable du jeu new-yorkais des deux côtés du terrain. « C’est la balle de Clyde, il nous laisse simplement jouer avec de temps en temps », avait d’ailleurs coutume de dire Reed en se marrant. Mais ses adversaires, eux, avaient rarement l’occasion de rigoler. Avec sa vision périphérique et ses mains agiles, Frazier était un pickpocket hors-pair, dont la seule réputation suffisait parfois à faire perdre les pédales aux meneurs adverses.
« Ce n’était pas simplement qu’il volait des ballons », expliquait Bill Bradley. « C’est surtout qu’il parvient à leur faire croire qu’il est toujours sur le point de leur prendre la balle et qu’il peut le faire à n’importe quel moment. »
Une véritable menace terroriste qui s’appuyait sur une théorie bien détaillée.
« En défense, je ne crois pas au fait de rester toujours au contact de l’adversaire », analysait Clyde. « Je préfère prendre mes distances pour qu’ils se demandent toujours où je suis exactement. J’ai l’avantage parce que mes mains sont ultra rapides. C’est un peu comme si je faisais le mort, je suis là, prêt à agir, mais je me comporte comme si ce n’était pas le cas.
Comme ça, ils sont plus tranquilles que si j’étais en train de leur mettre la pression non stop. Et c'est là qu’ils se relâchent. »
Last exit to Brooklyn
Quand on sait l’importance que Frazier a eue pour les Knicks et son aura auprès des fans de la franchise, difficile de comprendre comment leur mariage a pu à ce point mal finir. Après avoir incarné le cœur de l’équipe pendant des années, Clyde a été envoyé comme compensation (donc plus ou moins échangé) à Cleveland pour la signature de Jim Cleamons (aussi moyen comme joueur qu’insignifiant comme coach). Il a ensuite joué ses deux dernières saisons aux Cavs dans une équipe médiocre, avant de se faire couper après trois matches en 1979-80.
Si sa production et son impact avaient clairement commencé à baisser (au point de se prendre 68 points sur la tronche des mains géniales de Maravich en février 77), la manière dont le club s’est débarrassé de son joueur le plus emblématique a de quoi surprendre, même choquer ! C’est le genre de choses qui ternit l’image que laisse une carrière… mais pas celle de Clyde.
Comme toujours, Frazier s’en est tiré avec élégance, le chapeau bien mis et le manteau de vison aussi immaculé que sa légende.
En chiffres
Walt Clyde Frazier #10
New York, Cleveland - Meneur, 1,93 m/90 kg
Drafté en 5ème position par les Knicks en 1967
Stats en carrière : 18,9 pts à 49%, 5,9 rbds et 6,1 pds
Palmarès : Deux fois champion NBA (1970 et 1973), sept fois dans le meilleur 5 défensif (de 1969 à 1975), sept fois All-Star, MVP du All-Star Game 1975, élu au Hall of Fame en 1987, élu parmi les 50 meilleurs joueurs de l’histoire en 1996.
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Cet article a été publié pour la première fois dans le Reverse #30.