Difficile d’imaginer mariage plus détonnant que celui, forcé, de David Robinson et Dennis Rodman. Le premier est le gendre rêvé de l’Amérique bien-pensante, bien élevé, bien éduqué, bien chrétien. Le second est ce qu’un amateur de sport verra de plus proche de l’antéchrist.
Incontrôlable, sans limites, profondément provocateur. Le pari des Spurs est simple : David Robinson est un phénomène athlétique et un fabuleux joueur de basket, mais il est trop gentil, trop timide. Trop soft. Les dirigeants espèrent que le côté violent et inconscient de Rodman fera pousser des organes pairs et symétriques à l'extérieur du pelvis de leur franchise player.
Le passage de l’ex-Piston et futur Bull à San Antonio est loin, très loin d’avoir l’impact attendu. Les Spurs gagnent toujours (55 matches en 93-94, 62 en 94-95), Dennis subtilise chaque rebond à un rythme terrifiant (sur les 128 matches de saison régulière qu’il joue avec le club, il en prend plus de 20 à 47 reprises !), mais son apport dans le jeu et son implication dans le collectif laissent à désirer.
Dans une équipe compétitive, mais sans âme, derrière un leader en lequel il ne croit pas, Rodman fait ce pourquoi on le paie mais se déconcentre totalement du basket. Les démons qu’il a refoulés tant bien que mal à Detroit ont décidé de ne plus lui laisser de répit.
La fracture s’est faite graduellement. Abandonné par son père, élevé dans l’ombre de deux sœurs longtemps bien meilleures basketteuses que lui, il ne doit sa chance d’intégrer la ligue qu’à une soudaine poussée de croissance et à son extraordinaire détermination. Ignoré superbement par la NCAA à sa sortie de JuCo (normal, il n’avait jamais joué au lycée et il avait pris un job de balayeur avant de se remettre au basket pour de bon), il passe par la case NAIA, généralement rédhibitoire pour qui veut enchaîner sur une carrière pro, mais domine le Portsmouth Invitational et arrache sa place au deuxième tour de la draft 86.
Detroit, la Daly-vrance
Méchamment marqué par son enfance difficile, Dennis trouve plus qu’un job en posant son baluchon à Detroit. Il trouve une famille. Des frères, aussi revanchards que lui et une figure paternelle, enfin, en Chuck Daly, futur coach de la Dream Team de Barcelone, qui s’emploie à souder son effectif autour de l’idée d’un basket physique, parfois à la limite de l’acceptable, mais fondamentalement collectif.
À sa place dans ce jeu taillé pour lui, canalisé par la famille Pistons, Dennis Rodman se fait une place dans la rotation dès sa première saison. Sa défense implacable et son hyperactivité au rebond sont un relais idéal au jeu diamétralement opposé d’Adrian Dantley. Le rookie de 25 ans impressionne tellement que Daly n’hésite pas à le lancer dans les moments chauds de certains des plus gros matches de playoffs. Comme dans les derniers instants du Game 5 contre Boston, où il bâche royalement Larry Bird lors de ce qui aurait dû être l’action décisive du match.
Dennis devient rapidement incontournable. Il n’est pas particulièrement grand, puissant, ou rapide, mais c’est un athlète hors du commun, dense, agile, long. L’un des très rares joueurs à être vraiment capable de défendre aussi bien sur un John Stockton que sur un Karl Malone.
Suffisamment rapide dans ses déplacements latéraux et intelligent dans l’utilisation de son corps pour emmerder royalement un extérieur, tout en étant en mesure de rivaliser physiquement avec des spécimens beaucoup plus grands et lourds que lui. Une anomalie athlétique devenue plus aberrante encore lors de ses années Bulls, quand à 35 ans passés et en dépit d’une hygiène de vie calamiteuse il n’a jamais montré le moindre signe de fatigue.
Fou, hors du commun, sensible… mais qui est vraiment Dennis Rodman ?
Son impact sur le jeu de Detroit devient tel que l’apport de Dantley doit être réévalué. L’ancien Jazz a beau être l’un des scoreurs les plus virtuoses que les 80’s aient connus, c’est avant tout un soliste, peu impliqué en défense et plus concerné par ses minutes que par les petits détails qui pourraient enfin faire franchir l’ultime étape à son équipe.
Le front office du club tranche. Entre sacrifice et points, entre harmonie et querelles, le choix est vite vu. La petite souris remplace Dantley par Mark Aguirre, grand ami d’Isiah Thomas, excellent scoreur poste bas et surtout coéquipier bien moins « ballonphage » que son prédécesseur. Aguirre se fond admirablement dans le collectif et laisse son jeune remplaçant grappiller du temps de jeu. Les Pistons viennent de découvrir le secret de la conquête d’un titre, que Thomas dévoile en ces termes à Bill Simmons dans son "Book of Basketball" :
« Le secret du basket, c’est qu’il ne s’agit pas de basket… »
Detroit sweepe des Lakers diminués en 89 et massacre Portland en 90. Back to back. Ou quand le poison d’un vestiaire n’est pas celui qu’on croit…
Dennis est au sommet de son basket. Sacré meilleur défenseur de la ligue en 90 et 91, All-Star en 90 et 92, c’est le coéquipier rêvé. Pas besoin de s’arranger pour l’impliquer en attaque, il se débrouillera toujours pour se déchirer et finir quelques contre-attaques de ses grandes enjambées si reconnaissables et grappillera quelques points sur des rebonds offensifs ou des caviars d’Isiah, sans jamais en demander plus. Ce joueur intense, complet, et qui laisse le jeu venir à lui va pourtant connaître une fin tragique.