Dans un sport où le niveau de médiatisation est directement proportionnel au degré apparent de difficulté des exploits que l’on réussit, Chris Mullin a puni les défenses NCAA, NBA et FIBA sans jamais faire un mouvement inutile.
Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?
Qui est ce blanc lent à la coupe de GI qui affole les compteurs dans l’équipe la plus flashy des années 90 ? C’est la question qu’ont dû se poser de nombreux jeunes qui sont tombés par hasard sur un match des Warriors du Run TMC, une équipe sans intérieur crédible, coachée par un expérimentaliste visionnaire (ou taré, selon ce que l’on pense de Don Nelson), propulsée par les « killer crossovers » d’un Tim Hardaway absolument impossible à contenir, crainte pour le scoring métronomique d’un jeune Mitch Richmond aussi puissant qu’adroit, mais rendue incontrôlable par le génie de Chris Mullin.
Le Run TMC, ce sont ces trois-là, Tim, Mitch et Chris, le trio d’extérieurs le plus excitant de l’histoire de la ligue, renforcé, qui plus est, par l’imprévisible Sarunas Marciulionis, le Ginobili lituanien et l’un des pionniers européens en NBA.
De cette incroyable collection de talents purs, Chris Mullin est à la fois le plus facile à sous-estimer et le plus impressionnant. Tim est arrogant et insaisissable. Il a fait de son crossover redoutable une arme spectaculaire à laquelle personne n’a su trouver de parade avant qu’il ne se blesse. Mitch est discret, mais c’est un scoreur racé et athlétique, adroit de loin et capable de finir fort au cercle. Sarunas a des appuis affolants et des bras à renvoyer Schwarzenegger en politique.
Chris ? Au premier coup d’œil, il ne fait rien de particulièrement remarquable. Il shoote, certes. Mais il paraît atrocement lent. Pourtant, en regardant bien, on se rend vite compte qu’il est toujours dans les bons coups. On le voit au rebond offensif, on le surprend à chiper des ballons, on le retrouve en contre-attaque devant des joueurs qui lui mettraient 80 mètres dans un 100 m. Et on comprend vite que le numéro 17 a une capacité innée à anticiper tout ce qui pourrait bien se passer entre les quatre lignes d’un terrain de basket.
« C’était un vrai pro, qui travaillait et travaillait, tout simplement. » LARRY BIRD
« Chris Mullin est un gars avec qui j’aurais adoré jouer », confie Larry Bird dans son deuxième livre, Bird Watching, écrit justement au moment où il coachait l’ancien Warrior aux Pacers. « C’est l’un de ces joueurs qui comprennent le jeu. Ça se voit à la façon dont il passe le ballon, le chic qu’il a pour être toujours au bon endroit pour le rebond, et à la façon dont il enquille ses tirs. Je me souviens avoir été impressionné par la manière dont il se comportait dans la Dream Team. Nous n’avions jamais vraiment d’entraînements sérieux, mais Chris travaillait toujours quand même sur quelque chose. C’était un vrai pro, qui travaillait et travaillait, tout simplement. »
Bird sait de quoi il parle, puisqu’il a aussi bâti sa légende sur des fondamentaux individuels d’une rare perfection et sur une faculté impressionnante à compenser son handicap athlétique en ayant toujours un bon temps d’avance sur ses adversaires. Mais voir le jeu d’une façon si globale et si simple qu’on peut n’avoir aucun avantage physique sur l’opposition et trouver tout de même systématiquement le moyen de prendre le dessus est un trait de génie que bien peu de joueurs peuvent se vanter d’avoir possédé.
New York, born and raised
« J’aimais être tout seul dans le gymnase », raconte Mullin à Jack McCallum dans son livre Dream Team.« Non, j’adorais ça. Poser un lecteur de cassettes ou une radio près du parquet, mettre du Springsteen, vraiment à fond, puis shooter, prendre son propre rebond, shooter, prendre son rebond. J’adorais ça. Ou alors je jouais tout-terrain trente minutes tout seul. Ça ne me posait aucun problème. » À lire ce genre de déclarations, on imagine facilement le parcours classique du joueur blanc de l’Indiana ou du Kansas qui a combattu l’ennui dans son trou perdu en enquillant les tirs seul sur un terrain. C’est exactement l’inverse.
Mullin est né et a grandi à Brooklyn. C’est un New-Yorkais pur et dur, qui a commencé sa carrière de high-school à Power Memorial, là où Lew Alcindor a commencé à faire un nom à Kareem Abdul-Jabbar, avant de la finir dans une école catholique de Brooklyn. Il n’a pas non plus quitté la Mecque du basket au moment de choisir son université, intégrant les rangs de St John’s (dans le Queen’s), une place forte de la Big East au moment où la conférence, aujourd’hui en ruine, régnait sur le basket NCAA en plaçant notamment trois équipes, dont les Redmen, au Final Four 1985.
À St John’s, coaché par une légende du basket NCAA (Lou Carnesecca) et entouré d’autres purs produits de l’asphalte local comme Mark Jackson (l’actuel coach des Warriors) et Walter Berry, Mullin va marquer l’histoire de la Big East et écrire les dernières belles pages du basket universitaire new-yorkais. MVP ou co-MVP de la conférence trois ans de suite, joueur NCAA de l’année en 85, Chris offre à son coach le seul Final Four de sa carrière et des batailles mémorables contre la terrifiante défense du Georgetown de Patrick Ewing.
Déjà, Mullin est un joueur à part, fabuleux de simplicité et hallucinant d’adresse (55% aux tirs et 84,8% aux lancers en quatre ans). Mais sa plus grande force est ailleurs. Interrogé par The Sporting News pendant la saison senior du phénomène tranquille, Gary Williams, alors coach à Boston College, est admirateur : « C’est évident qu’il a compris que la marche à suivre pour devenir un grand joueur est d’être un grand passeur. Mettez deux gars sur lui et il va tout simplement servir le joueur ouvert pour un lay-up ».
« Poser un lecteur de cassettes près du parquet, mettre du Springsteen, puis shooter, prendre son propre rebond, j'adorais ça. »
Mullin n’est pas pour autant le prototype du « joueur blanc bon shooteur, fort techniquement, discipliné et intelligent dans le jeu ». Il est le mélange parfait de deux cultures qui, comme un couple en crise, ont du mal à s’entendre alors qu’elles parlent le même langage : celle du basket organisé et celle du basket de rue, omniprésent à New York. « J’allais en ville pour jouer en street », se souvient Mullin dans Dream Team, « et ça m’aidait beaucoup. Mais ensuite, mon coach me disait “Nan, nan” et me faisait revenir aux fondamentaux. Mon jeu est ainsi devenu une combinaison des deux. »
Lorsque les Warriors font de lui le 7ème choix d’une draft placée sous le signe des intérieurs douteux (Benoit Benjamin, Jon Koncak et Joe Kleine sont draftés avant lui, Keith Lee et Uwe Blab suivent de près…), il semble prêt à montrer aux pros que les défenses rugueuses de la Big East l’ont bien préparé à un échelon supérieur dont il ne passe pourtant pas vraiment les tests physiques… et encore moins les alcootests.
Bud Wiser (une dernière pour la route…)
Au milieu des années 80, alors que la NBA pense avoir fait le plus dur pour se débarrasser de son image de ligue de drogués, la cocaïne est à la mode et fait des ravages chez la jeune génération, privant notamment quatre des sept premiers choix de la draft 1986 (dont le 3ème par Golden State, Chris Washburn, qui ne tient que 2 saisons et 72 matches en NBA) de tout ou partie de leur carrière pro. Mullin, lui, subit en silence depuis quelques temps une autre addiction, moins risquée à court terme mais tout aussi dramatique.
« J’avais toujours voulu la battre », raconte-t-il à McCallum 25 ans après. « Je voulais devenir un grand joueur et la bière m’empêchait d’en devenir un. Maintenant ? Être sobre est une bénédiction que j’aimerais partager. J’aimerais dire à tout le monde à quel point je me sens bien. » C’est en décembre 1987, alors qu’il perd son basket depuis quelques matches, que Chris se fait rattraper par ses vieux démons. Il rate plusieurs entraînements, se fait suspendre, part en cure de désintox, et revient changé, décidé à s’interdire toute goutte d’alcool aussi longtemps que durera sa carrière de joueur.
Lorsqu’il revient fin janvier, c’est un nouveau joueur que les Warriors découvrent, plus brillant encore que celui qu’ils ont drafté deux ans et demi plus tôt et qui vient de leur offrir deux saisons tout à fait acceptables. Mullin n’a besoin que de trois matches pour se remettre dans le rythme, prend le contrôle de Warriors déprimants, et montre à ses dirigeants qu’ils peuvent construire autour de lui en tournant à près de 25 points de moyenne sur le 21 derniers games de la saison.
« Je voulais devenir un grand joueur et la bière m’empêchait d’en devenir un. »
Le grand ménage effectué cette saison-là par Golden State, que ce soit dans l’hygiène de vie du meilleur joueur de la franchise ou dans l’effectif (Sleepy Floyd et Joe Barry Carroll, qui est tout sauf un exemple à suivre, sont échangés contre Ralph Sampson, déjà flingué à 28 ans et qui ne fait pas long feu à Oakland), permet aux Warriors de mettre la main sur Mitch Richmond avec le 5ème choix de la draft 88, puis sur Hardaway la saison suivante. De ce fantastique trio qui a dynamité la ligue que trop peu de temps, c’est Mullin qui reste la figure emblématique de la franchise.
Il ne la quitte qu’à 34 ans, usé par les passages mouvementés d’une nouvelle génération de divas menée par Chris Webber et Latrell Sprewell. Ses trois saisons aux Pacers lui permettent, dans un rôle bien plus limité, de goûter enfin aux finales de conférence et à la finale NBA. Mais son cœur est en Californie, dans sa franchise de toujours, dont il reporte le maillot pour un dernier tour d’honneur (20 matches en 2000-01). Un maillot que les Warriors finissent évidemment par accrocher au plafond, aux côtés de ceux de Wilt Chamberlain, Rick Barry, Nate Thurmond, Al Attles et Tom Meschery.
Champion olympique avec Jordan et Ewing en 1984, la dernière équipe américaine composée de joueurs NCAA à gagner (et à outrageusement dominer) les Jeux, Mullin est l’un des membres les moins médiatisés de la Dream Team de 92, dont il était pourtant l’un des meilleurs marqueurs avec une adresse affolante. Son apparente lenteur et l’impressionnante économie de mouvements avec laquelle il a toujours su se déplacer, enquiller de loin, servir ses coéquipiers sur un plateau et se retrouver étrangement seul en contre-attaque ont poussé des générations de fans à sous-estimer inconsciemment son instinct fabuleux pour le basket. C’est probablement le prix à payer pour devenir sobre. Et c’est très bien comme ça.
Article publié à l'origine dans REVERSE #41