Joël Embiid, les promesses du Process

En décembre 2016, on vous proposait de découvrir un peu mieux l'homme censé incarner l'avenir des Sixers et de la NBA : Joël Embiid.

Joël Embiid, les promesses du Process
Dans deux mois, les Philadelphia Sixers attaqueront une saison cruciale pour leur avenir. Joël Embiid est particulièrement attendu au tournant. Dans le REVERSE n°60, en décembre 2016, on vous faisait un petit portrait du pivot camerounais et de son début de parcours en NBA. 

"Sam est le plus grand. Il est mort pour nos péchés. Trust the Process".

Si l'hommage de Joël Embiid à Sam Hinkie après sa démission en avril dernier ressemble à l'épitaphe du Christ, ce n'est pas un hasard. Celui que Philadelphie considère comme son sauveur après des années de purgatoire n'en serait pas là aujourd'hui si le General Manager déchu n'avait pas, tel un apôtre face aux sceptiques, prêché sa grandeur future. Envers et contre tous, l'architecte du "Process", cette stratégie de la défaite pour bâtir de meilleurs lendemains, a soutenu le Camerounais dans les moments les plus difficiles depuis son arrivée en Pennsylvanie. En octobre 2014, Hinkie était là pour pleurer avec lui la mort de son frère Arthur, 13 ans, renversé par un poids lourd. Joël ne l'avait pas revu depuis son départ du pays en 2011 et la compagnie de son dirigeant lors des funérailles à Yaoundé l'a aidé à encaisser ce drame. Lorsque les médias ont commencé à comparer son protégé à Greg Oden, à stigmatiser son omniprésence sur les réseaux sociaux et son manque de professionnalisme, Hinkie leur a demandé de continuer de croire en lui. A chaque passage à l'hôpital ou changement d'agenda contrariant, le GM était là, à ses côtés. Poussé à se sacrifier sur l'autel de la performance par ses propriétaires - et très certainement sur ordre de la ligue, lassée que l'un de ses produits refuse de se plier aux règles de compétitivité - Hinkie vit aujourd'hui dans l'anonymat technocratique de la Silicon Valley. De loin, il suit les premières ruades de son poulain dans son ascension vers la gloire, meurtri par l'ingratitude dont il pense avoir été victime. Avant de quitter la scène et de voir débuter le jeune pivot, Hinkie a eu un mot pour lui dans un "testament" quasi-ésotérique de 13 pages.

"Parfois, vous êtes dans le faux, mais pour de bonnes raisons. Je crois que cela sera le cas concernant notre choix de parier sur Joel Embiid. Tous les signaux me prouvent que Joël est unique. Je reste optimiste et plein d'espoir quant à sa carrière sur le long terme en NBA et je ne sais pas pour jusqu'où il sera capable d'aller. Mais à ce jour, je considère que notre décision de le drafter avec le 3e pick en 2014 était la bonne".  

Après deux années blanches où l'on s'est effectivement demandé si ce choix était judicieux, la réponse est arrivée sous la forme d'un effet Kiss Cool : une bouffée d'air frais, puis un réel sentiment d'excitation. Embiid est bien de la trempe des joueurs pour lesquels on a envie de perdre 2 heures de sommeil avec risque de panne de réveil le lendemain, juste pour le voir en action dans un match anodin de saison régulière. Son charisme et le plaisir presque enfantin qui se lit sur son visage dès qu'il arpente le terrain ne trompent pas. Si sa santé ne lui joue plus de tours, le futur de la NBA passera bien par lui et la ligue tient peut-être là l'un des joueurs les plus divertissants qu'elle ait porté au 21e siècle. Rien que ça... A l'heure de ces lignes, l'intérieur des Sixers n'a toujours pas le droit de disputer plus de 27 minutes par match, ni d'enchaîner deux rencontres de suite. On peut donc donner l'impression de s'emballer un peu et de céder à la dictature de la hype. Mais ce que l'on a vu est suffisant pour bénir le jour où Sam Hinkie a décidé de miser sur un garçon qui n'avait que trois années de basket en club derrière lui et deux blessures sérieuses au dos et au pied, cette dernière juste avant sa Draft.

Le basket en Floride plutôt que l'INSEP en... volley

Le secret du potentiel de Joël Embiid était relativement bien gardé. En 2014, tout le monde aux Etats-Unis n'avait d'yeux que pour Andrew Wiggins, le coéquipier de Joël chez les Kansas Jayhawks, comparé à tort à LeBron James et envisagé comme le fameux "talent générationnel" que tous les scouts rêvent de détecter. A peine savait-on que l'estimable Bill Self avait aussi dans son roster un Africain du type diamant brut très loin d'être poli. Au fil des matches, l'Amérique entière s'est rendue compte que le prospect le plus saisissant du groupe n'était pas le Canadien. C'est d'ailleurs la blessure au dos d'Embiid juste avant la March Madness qui a probablement empêché Kansas de dépasser le 3e tour du tournoi  NCAA cette année-là.

"Je me suis rapidement dit que c'était un jeune Hakeem Olajuwon. Je n'ai jamais vu un joueur avec une telle soif d'apprendre et de progresser. Tout le monde pensait le voir faire ses quatre ans à la fac pour qu'il ait le temps de s'adapter et de se développer comme beaucoup de jeunes qui débarquent avec peu d'années de basket derrière eux, mais il a été plus vite que la musique. Personne n'avait vu venir le fait qu'il serait aussi fort", raconte Self dans le Wichita Eagle.

Il faut dire que le pédigrée d'Embiid est du genre intrigant. Comme le "Dream", avec qui il n'a jamais renié la filiation, Joël tourne d'abord ses espoirs vers le football, le sport roi au Cameroun. Mais difficile de s'exprimer au plus haut niveau et d'aspirer à la succession de Samuel Eto'o chez les Lions Indomptables lorsque l'on dépasse les 2 mètres et que l'on n'a pas fini de pousser. Sur les conseils de son père et malgré son intérêt pour le basket né en regardant Kobe Bryant dominer les Celtics en 2010, il penche pour le volley et songe à intégrer l'INSEP dans cette discipline. La Team Yavbou aurait pu compter sur un renfort de choix... C'est à ce moment-là que Luc Mbah-a-Moute, éminence sportive au pays, le convainc de tenter sa chance aux Etats-Unis, persuadé que les qualités qu'il a démontrées lors d'un camp organisé par ses soins sont suffisamment exceptionnelles pour ne pas être laissées en sommeil

 "Je n'aurais évidemment pas osé affirmer à l'époque qu'il deviendrait ce qu'il est aujourd'hui. Mais il avait déjà tout ce qu'il fallait pour sortir du lot. Encore fallait-il être bien orienté ensuite avec de bonnes écoles et tomber sur les bons coaches. Mal encadré, un gamin surdoué peut passer à côté", prévient l'ailier des Clippers dans le LA Times, lui qui sert également de mentor à Pascal Siakam, titulaire chez les Raptors depuis le début de la saison.

Du coup, direction la Floride et la Montverde Academy, fréquentée  par Mbah a Moute avant lui et plus récemment par D'Angelo Russell et Ben Simmons. L'apprentissage est rude et un peu brutal.

 "Je n'arrivais pas à attraper la balle et je me faisais botter le cul à chaque entraînement. J'ai songé à arrêter et à rentrer à la maison. On se moquait de moi, donc j'ai vite réagi. J'étais un peu soft, mais les Américains n'en savaient rien. Ils savaient juste que je venais d'Afrique et pensaient que j'avais grandi dans la misère ou dans la jungle et que j'avais tué des lions... Je me suis servi de ça à mon avantage", se souvient Embiid dans Sport Illustrated.

Les bagarres sont fréquentes à l'entraînement, notamment avec Dakari Johnson, futur rival à Kentucky, et Joël est parfois exclu des séances. Mais pendant qu'il ronge son frein et se prépare à quitter Montverde pour la Rockschool de Gainesville en quête de temps de jeu, le coach Kevin Boyle lance à ses ouailles un peu trop sectaires : "Un jour, vous demanderez à ce mec de vous prêter de l'argent". Pas sûr que les coéquipiers en question auraient été convaincus par les propos de Boyle s'ils avaient vécu au quotidien avec les Sixers depuis le début du "Process".

Frigo plein et petits cocktails

Avant d'être l'objet de toutes les attentions grâce à ses performances sur le terrain et sa personnalité solaire, Embiid a été une épine dans le pied de la direction et de son coach Brett Brown. Lors de sa première période de convalescence fin 2014 et alors qu'il accompagne le groupe pendant un road trip à l'Ouest, une vive altercation éclate avec le préparateur James Davis, exaspéré de le voir bafouer les consignes qu'il lui donne sur le plan de l'hygiène alimentaire et de l'exercice physique. Joël est renvoyé à Philadelphie sans ménagement et avec l'étiquette d'un joueur potentiellement ingérable. Il faut dire que l'employé du club spécialement détaché pour remplir de nourriture saine le frigo du garnement, trouve chaque semaine les aliments intacts et une note de room service effrayante, pleine de livraisons de fast-food. Son péché mignon : des pichets de Shirley Temple, un cocktail sans alcool mais franchement calorique à base de sirop de grenadine et de Canada Dry. Embiid vit seul, sans permis de conduire et avec pour seule vraie occupation des parties de FIFA et de Madden jusqu'au bout de la nuit, lorsque les matches au programme du League Pass ne l'emballent pas. Il se définit alors lui-même comme "un vampire". Son régime alimentaire de l'époque explique parfaitement sa prise de poids (environ 130 kg durant son inactivité contre 115 aujourd'hui) et la rechute au pied qui l'a obligé à attendre un an de plus avant de faire ses débuts en NBA.

"Joël est un casse-cou, un curieux et un compétiteur. C'est ce qui lui permet d'optimiser ses dons innés pour le basket. Mais lorsqu'il était dans l'impossibilité de jouer, c'est aussi ce caractère qui lui a posé des problèmes et l'a poussé à franchir les limites", expliquait Brett Brown dans le Philadelphia Inquirer. "On me trimballait partout, sur tous les matches, tous les entraînement, mais je ne pouvais pas jouer ! Tu es assis là, en train de regarder ton équipe perdre et tu ne peux absolument rien y faire", se souvient-il.

A force de stagner, la frustration s'accumule et Joël décharge toute sa créativité sur les réseaux sociaux, au point de devenir un incontournable de Twitter pour les fans de basket. D'abord pour ses montages photos hilarants sur son idylle fantasmée avec Rihanna (qu'il a finalement rencontré l'année dernière) et sa tentative d'attirer LeBron James à Philadelphie, puis pour ses punchlines souvent très bien trouvées. Il y embrasse le surnom de "The Process" et  devient une star virtuelle avant même d'avoir enfilé la tunique des Sixers. "L'Amérique a choisi de tanker. Tout ce qu'il nous reste à faire est de croire au Process", poste-t-il par exemple en novembre dernier après l'élection de Donald Trump. Quelques fans se sont bien demandés un temps si celui pour lequel Sam Hinkie était prêt à se damner n'était pas davantage un community manager doué qu'un vrai joueur NBA. Dès ses premiers matches, Joël Embiid leur a fait comprendre qu'ils étaient dans l'erreur. Outre des statistiques impressionnantes par rapport à son temps de jeu (18 points, 7.6 rebonds et 2.5 contres à 44.2% à 3 pts en... 23 minutes), l'impact visuel est énorme. D'une seconde à l'autre, l'intérieur de 22 ans peut faire admirer les composantes modernes de son jeu, puis brutalement livrer un récital de basket académique au poste haut. Si certains coaches étaient dans la confidence, la plupart des adversaires des Sixers ont été scotchés par ce qu'ils ont vu depuis fin octobre. Alvin Gentry, qui a pourtant à sa disposition chez les Pelicans un certain Anthony Davis, autre cyborg de la ligue, s'est immédiatement enflammé pour lui.

"Il est différent de tout ce que l'on a pu voir en NBA depuis très longtemps. Je suis ravi qu'il soit en bonne santé car son talent est incroyable. Je n'ai jamais vu un gars de sa taille et de sa puissance avec un tel toucher. C'est le même type de toucher extrêmement doux que Stephen Curry lorsque le ballon quitte ses mains. Avec ça, c'est quelqu'un d'intelligent. Il suffit d'observer ses moves et la façon dont il se déplace dans la raquette. Son avenir est brillant", prophétise le coach de NOLA sur NBA.com.

Transcender le jeu, guider la révolution

A l'image de Davis, justement, ou de Karl-Anthony Towns, Embiid fait figure de prototype du big man de demain. Certaines équipes ont des pivots qui courent et protègent le cercle. D'autres comptent sur des "grands" capables d'étirer le jeu et de shooter, en espérant qu'ils deviennent à terme des défenseurs passables. Avec "Jo", les Sixers ont tout ça à la fois.  Le n°21 est non seulement compétent, mais aussi potentiellement dominant des deux côtés du terrain. Il shoote de partout avec un flegme étonnant, fait des passes pertinentes façon "center forward", peut enfoncer son défenseur à l'ancienne pour scorer ou pourrir la vie d'un pivot adverse si l'envie lui prend. Ses moves au poste sont fluides et variés - il plaçait déjà quelques Dream Shakes avec Kansas - ses courses et déplacements de plus en plus maîtrisés et la mécanique de shoot un peu plus en place chaque jour. En défense, il ne se contente plus des contres violents qui lui ont permis de faire décoller les spectateurs du canapé dès ses premiers matches avec les Sixers. Grâce au bon travail de Brown  et à son instinct naturel, Embiid est par exemple moins en difficulté pour défendre le pick and roll. Il fait moins de fautes sur ses tentatives sz contenir les pénétrations, saisit le meilleur moment pour reprendre le marquage de son joueur après l'aide et est en train d'appréhender l'art du box-out. Les erreurs qu'il commet encore logiquement sont rapidement compensées par son flair et ses qualités athlétiques. On ne peut que se languir du jour où le staff médical lui donnera le feu vert pour  un match complet et des back to back. Une autorisation qui lui évitera de shooter dans une chaise comme lorsqu'il a dû regagner le banc juste avant la prolongation contre Memphis après avoir déjà atteint son quota de minutes... Une preuve, si besoin était, que Joël Embiid n'est pas uniquement là pour amuser la galerie. Philly n'a pas simplement misé sur un bon joueur capable de faire deux ou trois All-Star Games et du chiffre, mais sur un garçon qui peut transcender le jeu et conduire la révolution.

"Quand on regarde jouer Joël, on comprend immédiatement qu'il a quelque chose en lui. J'avais eu le même sentiment avec Tim Duncan lorsque j'étais assistant chez les Spurs. Comme lui, il peut être à la fois un atout offensif et une pièce maîtresse en défense", soutient Brett Brown, qui aurait pu trouver pire comparaison.

Du prospect mal dégrossi à la Neon Boudeaux (le personnage joué par Shaquille O'Neal dans "Blue Chips"), il ne reste presque déjà rien tant le Camerounais absorbe et reproduit ce qui lui est enseigné à une vitesse folle. Son envie d'incarner la franchise et de la ramener au premier plan transpire à chacune de ses interventions. "Je pense constamment à ce par quoi j'ai dû passer et comment ça m'a aidé à devenir un homme meilleur. J'ai vraiment la sensation que le Process tourne autour de moi, que je suis le Process". Ultime hommage à Sam Hinkie, à qui la ville de Philadelphie érigera peut-être une statue dans 20 ans, une inscription sur ses chaussures. Presque une incantation. Trust the Process.