Roi des big men à l’époque où les big men étaient rois (Hakeem Olajuwon, David Robinson, Alonzo Mourning, Shaquille O’Neal...), le Jamaïcain Patrick Ewing n’était pas surnommée ‘The Beast from the East’ pour rien.
Auteur de 9 saisons d’affilée à plus de 20 points et 10 rebonds de moyenne, sélectionné onze fois au All-Star game, ce contreur féroce doté d’un redoutable shoot à mi-distance a participé à écrire parmi les plus belles pages du basket moderne (la Dream Team de 1992, ses affrontements dantesques contre les Bulls, les Rockets et les Pacers...).
Et pourtant, bien qu’il ait été le visage du New York des années 90 et soit aujourd’hui un Hall-of-famer indiscutable, son nom est associé à l’une des théories les plus farfelues de l’histoire du sport, la Patrick Ewing Theory.
Pour la faire simple (et ce n’est pas franchement à son avantage) : une équipe peut paradoxalement devenir meilleure lorsqu'elle perd son meilleur joueur.
Explications.
Patrick Ewing, un leader qui n’en est pas un
Tout commence lors de la saison 1997/1998, quand le numéro 33 se blesse salement au poignet à cause d’une mauvaise chute (fracture de l'os + dislocation + ligament déchiré) et manque 56 matchs.
Qualifiés de justesse pour les playoffs, les Knicks voient se dresser devant eux les Miami Heat, champions de la division Atlantic, qui déjà leur avaient fait mordre la poussière l’année précédente. La messe semble alors dite, d’autant qu’Ewing n’est toujours pas rétabli.
Contre toute attente, les New-Yorkais réussissent pourtant à faire la nique aux Floridiens !
Si la performance est de taille (il s’agit de la quatrième fois seulement qu’un septième de conférence élimine un second), elle n’est toutefois pas suivie d’effet : en demi-finale, les Indiana Pacers sifflent la fin de la récré... malgré le retour de Patrick Ewing.
Vient ensuite la saison 1998-99, celle qui va définitivement donner son nom à la fameuse théorie.
Huitième à l’est à l’issue de la saison régulière, New York se hisse miraculeusement en finale de conférence pour affronter derechef les Pacers. Après un premier match à couteaux tirés, au game 2, c’est le drame : Patrick Ewing se déchire le talon d’Achille.
Déjà largement favoris, tandis que plus personne ne peut désormais contenir Rik Smits dans la raquette, les Pacers s’apprêtent à ne faire qu’une bouchée des bleus et oranges. Sauf que pas du tout. Les Knicks créent l’exploit : ils remportent trois des quatre matchs suivants et renvoient Reggie Miller, Mark Jackson et Jalen Rose & Co. à la maison. Direction la finale.
Ce back-to-back inspire ainsi le 9 mai 2001 le célèbre article Ewing Theory 101. Rédigé par le journaliste d’ESPN Bills Simmons, il reprend l’intuition développée quelques années plus tôt par son ami David Cirilli voulant que « les équipes dans lesquelles évolue Patrick Ewing (Georgetown ou New York) jouent inexplicablement mieux quand il est absent ».
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Entre canular et théorie du complot
Si énoncée de la sorte, la Patrick Ewing Theory peut séduire, que vaut-elle étudiée sur un temps plus long ?
Commençons par son cursus universitaire à Georgetown. Entre 1982 et 1985, Patrick Ewing a participé à 143 matchs sur 144 possibles, cumulant là le plus grand nombre de minutes passées sur le parquet. Grâce à lui, les Hoyas ont franchi à trois reprises la barre des 30 victoires en saison régulière, puis se sont qualifiés trois fois en quatre ans (!) pour le Final Four.
Champion NCAA en 1984, Patrick Ewing est depuis considéré comme l’un des plus grands joueurs de l’histoire du basket universitaire.
Avant lui, Georgetown n’avait jamais remporté plus de 30 matches en saison et n’avait franchi le premier palier des phases finales qu’à deux occasions. Après lui, les Hoyas patienteront jusqu’en 2007 (22 ans !) pour remporter à nouveau plus de 30 matchs en saison. Idem pour le Final Four : à l’exception de cette même année 2007, Georgetown n’a plus jamais atteint le carré final.
Pour la Patrick Ewing Theory, il faudra repasser.
Quid de sa carrière pro ? De 1988 à 2000, les New York Knicks ont remporté 61,2% de leurs matchs en saisons (583 victoires, 369 défaites). À l’est, seuls les Chicago Bulls ont fait mieux. À cela s’ajoutent 18 séries de playoffs victorieuses (91 matchs gagnés).
De 1987 à 1995, Patrick Ewing a joué 735 matchs sur 745 possibles – soit 98,6% des matchs. Avant 1997 et sa suspension dû à une échauffourée avec les Heat (mais si, rappelez-vous, Jeff Van Gundy arrimé à la jambe d’Alonzo Mourning), ‘The Beast’ n’a loupé qu’un seul match de playoffs.
Là encore, faute d’absence prolongée, impossible d’appliquer la Patrick Ewing Theory.
En revanche, une fois Ewing transféré aux Sonics en septembre 2000 (soupir..), selon cette dernière, les Knicks auraient dû tutoyer les sommets.
Spoiler : c’est tout l’inverse qui s’est produit.
Non seulement, en 2001/2002 la franchise ne s’est pas qualifiée pour les playoffs (une première depuis 1986), mais lors des vingt exercices suivants, elle n’a remporté en tout pour tout qu’une seule série en phase finale.
Ne restent ainsi que les fameux runs de 1998 et 1999 pour valider la Patrick Ewing Theory. [Et qu’importe si Ewing n’était déjà plus à cette époque que le troisième meilleur jouer des Knicks derrière Allan Houston et Latrell Sprewell.]
Pour la saison régulière 1997/1998, lors des 56 matchs où Ewing regardait ses coéquipiers en tribune, les Knicks ont enregistré 28 victoires pour 28 défaites (50% de victoires). Lors des matchs où Ewing était à leurs côtés, leur bilan était néanmoins meilleur (15 victoires pour 11 défaites, 57,7% de victoires).
En playoffs, suite à la victoire surprise contre le Heat, son retour n’a certes pas permis de défaire les Pacers, mais notons que l’on parle d’un joueur âgé de 35 ans tout juste revenu d’une blessure qui a failli mettre un terme à sa carrière. Personne ne peut sérieusement lui tenir rigueur ne pas avoir renversé la vapeur à lui tout seul. Difficile donc d’appliquer ici la fameuse théorie.
Pour ce qui est de la fameuse saison 1998/1999, l’épopée contre les Pacers (en réalité, cinq matchs où NYC avait l’avantage du terrain) ne se serait jamais produite si au premier round Ewing n’avait pas tenu la baraque 40 minutes par match contre un Alonzo Mourning au sommet de sa forme, et qui plus est de neuf ans son cadet. Cf. notamment le game 5 décisif remporté 77-78 où il a enfilé 22 points assortis de 11 rebonds.
Et comment soutenir sans éclater de rire que dans une finale à sens unique remportée 4-1 par les San Antonio Spurs, ses 2,13 mètres n’auraient pas été d’un grand secours face aux Twin Towers Tim Duncan et David Robinson ?
Observons enfin que lors de ces playoffs 98/99, New York a remporté 8 matchs sur 11 avec Ewing, avant d’en perdre 5 sur 9 sans lui...
Conclusion sans appel : la Patrick Ewing Theory c’est du flan, et pas qu’un peu.
Et pourtant...
Bien que la Patrick Ewing Theory n’ait aucun sens appliquée au principal intéressé, pour peu que l’on revienne au texte de Bills Simmons, tout n’est pas à jeter.
Reprenons.
Pour qu'elle s’applique, deux critères doivent se superposer :
1. Un athlète vedette bénéficie d’une attention démesurée de la part des médias et/ou des fans. Malgré cela, son équipe ne gagne jamais rien de probant.
2. L’athlète en question quitte l’équipe en question (blessure, échange, free agence, retraite...). Médias et fans perdent immédiatement tout espoir en l’équipe pour la saison à venir.
Énoncé de la sorte, cela ne vous rappelle rien ?
En 2011, Amar’e Stoudemire et Carmelo Anthony se blessent coup sur coup, laissant là les Knicks exsangues. C’est alors que surgit du banc un joueur non drafté qui va devenir l’idole de la ville qui ne dort jamais : Jeremy Lin. Deux semaines durant, il affole les compteurs statistiques (23,9 points, 9,2 passes et 2,4 interceptions de moyenne) pour offrir 8 victoires de rang aux Knicks. C’est la « Linsanity ».
Et lorsque Melo reprend l’équipe en main, les Knick perdent à 6 reprises lors de leurs 8 confrontations suivantes.
Au-delà du cas de Lin, ce phénomène s’observe dans de multiples cas de figure. Simmons appuie son propos en allant chercher des exemples en NFL (Dan Marino avec les Miami Dolphins en 2000), en MLB (les Cleveland Indians en 1997), et même dans la pop culture (la famille Corleone qui se renforce après l’assassinat de Sonny dans Le Parrain, les rockeurs d’AC/DC qui sortent leur album le plus vendu juste après la disparition de leur chanteur star Bon Scott, les audiences de la série télé Beverly Hills 90201 qui ne pâtissent pas du départ de Brenda...).
[Pourraient être ajoutés les Houston Rockets de 2008 qui ont enchaîné 22 victoires d’affilée sans Yao Ming, ou les Chicago Bulls de 1994 qui sans Michael Jordan ont maintenu le niveau en saison régulière.]
Si tous ne correspondent pas stricto sensu aux présupposés requis, l’idée motrice c’est qu’un groupe se découvre dans l’adversité des ressources qu’il ne se soupçonnait pas.
Cette réaction peut alors se traduire de différentes manières : un regain de motivation/un sursaut d’orgueil (« Nous allons montrer que nous valons mieux que ce que l’on dit de nous »), l’émergence d’un homme providentiel (Jeremy Lin), la naissance d’un véritable collectif, des ajustements dans le management/coaching, ou la prise de conscience que l’élément que le groupe considérait comme vital ne l’était pas tant que ça (parce que possiblement surcoté).
Bref, pléthore de facteurs qui accréditent la Patrick Ewing Theory.
Dommage que son nom ait été si mal choisi.
Sources : Forbes, ClutchPoints, VikingsSportsMag, Medium, PlanetSport, HLTV, GrantLand…