20 février 2004. Une soirée comme une autre en NBA. 11 matches au programme, dont le premier du jeune LeBron James contre les Spurs (victoire de Cleveland, 89-87) et un Lakers-Sixers à sens unique où Shaq, Kobe et Iverson prennent le même nombre de tirs (18), mais en rentrent respectivement 12, 10 et 3 (victoire des Lakers, évidemment, 116-88). Cette soirée apparemment anodine est celle de destins croisés.
Portland, qui s’est débarrassé de Rasheed Wallace quelques jours plus tôt pour faire de la place à Zach Randolph, gagne d’un point contre Golden State sur un tir du talentueux gaucher à moins de deux secondes de la fin. Detroit, la nouvelle équipe de Wallace (après une escale d’un match à Atlanta), s’incline sur le même écart à Minnesota, où Kevin Garnett, brillant, éclipse le deuxième (et dernier) triple-double de la carrière de Chauncey Billups.
Rasheed, discret, ne marque que 4 points. À voir le match suivant des Blazers et des Pistons, on pourrait croire qu'il ne manque pas aux premiers et ne va pas changer grand-chose chez les seconds. Portland gagne de 21 points contre Boston grâce à un énorme Randolph, tandis que sa team perd encore d’un point, à domicile contre Orlando et un Tracy McGrady éteint (3/20).
Les Pistons ont beau avoir la balle et 2 points d’avance à une dizaine de secondes de la fin, ils s’inclinent. Pourtant, ces deux défaites crève-cœur sont annonciatrices d’une montée en puissance irrésistible. Alors que les Blazers s’effondrent la saison suivante, Detroit assoit sa domination sur la conférence Est. Et le "Sheed", dernier arrivé, devient vite l’un des emblèmes de la résurrection des Bad Boys 2.0.
Une irréelle machine à défendre et à éteindre l'adversaire
Les deux Wallace, Ben et Rasheed, représentent parfaitement ce qui fait la force de cet effectif sans superstar. En 2004, ils sont les deux seuls à avoir déjà été All-Stars. Les deux intérieurs sont des parfaits opposés, ils vont se compléter à merveille. Sheed a trop de talent pour vraiment savoir quoi en faire, Ben n’en a jamais eu assez pour se faire remarquer.
Le premier a brillé à North Carolina, s’est fait drafter en 4ème position de la Draft 1995,et s’est immédiatement imposé, d’abord à Washington, ensuite à Portland, où son impressionnant jeu dos au panier et ses alley-oops monstrueux en ont rapidement fait un joueur à part. Le second vient d’un tout autre monde.
Passé par un junior college pendant deux ans, il est repéré par Charles Oakley et signe comme son mentor à Virginia Union, une université de deuxième division. Mais contrairement à Oak, qui avait su développer un tir efficace à mi-distance, Ben n’a aucun talent balle en main. Qui voudrait sélectionner un joueur de deuxième div’ trop petit pour son poste et qui tourne à moins de 40% aux lancers-francs ? Personne.
La Draft 96 le snobe purement et simplement. 11 des 58 joueurs choisis ne joueront pas une minute en NBA. 10 autres y joueront moins de 82 matches. Wallace, lui, s’accroche à son rêve et se fait une (petite) place à Washington. Il finira par jouer 1 088 matches en NBA. De la mythique cuvée 96, qui compte 10 All-Stars, seuls Ray Allen, Derek Fisher, Kobe Bryant et Steve Nash en ont joué plus.
On ne peut pas faire deux parcours plus opposés que les leurs, mais les opposés s’attirent. La polyvalence offensive de Rasheed, excellent dos au panier et adroit de loin, permet de masquer les lacunes criantes de Ben, qui est tout bêtement le plus mauvais tireur de lancers-francs de l’histoire de la ligue (41% de réussite sur sa carrière, saison régulière et playoffs confondus).
Défensivement, par contre, c’est un monstre, et Rasheed son complément idéal, intelligent, long, avec un excellent timing. Ancrée par ce mur infranchissable, la défense, déjà excellente, devient historiquement hermétique. En 28 rencontres après le All-Star Game, dont 22 avec Rasheed Wallace, les Pistons n’encaissent que 80 points en moyenne, à tout juste 39% de réussite.
Personne, depuis l’invention des 24 secondes, n’avait réussi à tenir trois adversaires de suite en-dessous de 70 points. Ils en cadenassent cinq. Et le nouveau venu, moins de deux semaines après son arrivée, a déjà convaincu tout le monde.
« Rasheed aide tout le monde », déclare ainsi son homonyme Ben après la troisième démonstration défensive de suite, face à des Sonics certes privés de Ray Allen. « Il fait tellement de choses des deux côtés du terrain. Avant qu’il ne débarque ici, je n’avais vraiment pas réalisé à quel point il était talentueux ».
Lindsey Hunter est du même avis.
« Je pense que c’est en grande partie parce que nous jouons ensemble à travers Rasheed », explique-t-il le même soir. « Nous essayons de mettre la balle à l’intérieur avant de la ressortir et, comme vous le savez, ça fait toute la différence ».
Dans le Michigan, pourtant, on lui en demande beaucoup moins que dans l’Oregon. On ne s’attend pas, dans le système hyper structuré de Larry Brown, à ce qu’il marque 20 points en moyenne. Le jeu est ici fait de patience, d’écrans pour libérer Richard Hamilton et d’activité sans ballon. Sheed n’est que la troisième option, derrière Rip et Billups, mais c’est vers lui que l’équipe se tourne quand l’adresse extérieure disparaît et qu’il y a un besoin urgent d’aller chercher des points.
S’il s’est fondu aussi facilement dans le collectif, c’est grâce à son talent, bien sûr, mais aussi parce qu’il représente parfaitement le reste de l’effectif. Victime d’attentes peut-être trop grandes et de perceptions sans doute faussées, il n’est jamais devenu le joueur qu’on voulait qu’il soit. On l’aurait souhaité dominateur, plus égoïste, tournant facilement à 25 points et 10 rebonds par match.
Il est resté imprévisible, relativement effacé mais suffisamment fort pour flirter avec le 20 & 8 de moyenne. On aurait voulu qu’il punisse les défenseurs impuissants qui tentaient de contenir son jeu dos au panier, il s’est découvert un amour frustrant pour le tir à trois-points.
Aux Wizards, puis aux « Jail Blazers », on a fini par s’en lasser. Ici, il peut enfin être lui-même. Comme Billups, 3ème choix de la Draft 1997 mais incapable d’adapter son jeu aux exigences de la NBA, passé par quatre équipes en cinq ans avant d’atterrir dans le Michigan. Ou Ben Wallace, échangé par Washington contre le décevant Isaac Austin, puis par Orlando, dans un trade moins vexant, contre Grant Hill. Ou encore Corliss Williamson, le 6ème homme, terreur des raquettes à Arkansas, champion NCAA 1994, mais trop petit et pas assez adroit de loin pour être mieux qu’un remplaçant efficace au profil un peu bâtard, pour qui c’est aussi le troisième arrêt d’un parcours chaotique
. Des 12 joueurs qui feront les playoffs, seuls trois (Tayshaun Prince, Mehmet Okur et Darko Milicic) n’ont joué que pour Detroit dans leur (jeune) carrière. Les neuf autres en sont tous, à l’exception d’Hamilton, au moins à leur troisième franchise. Leur coach, brillant mais décrié, en est, lui, à sa neuvième équipe pro, NBA et ABA confondues, avec un passage éclair mais marqué par un titre NCAA à Kansas.
Big Ben et le record de Mutombo
Rasheed a beau représenter à merveille cette équipe de hors-castes et d’anciennes futures stars, c’est Ben le symbole de la réussite de ce groupe. C’est lui qui a su persévérer et trouver le moyen de compenser son mutisme offensif pour devenir une sorte de nouveau Rodman, les frasques en moins. Le parallèle avec l’ancien Bad Boy est évident.
Comme Dennis, Ben se valorise exclusivement par son abattement défensif et sa domination au rebond. Comme Dennis, il rend systématiquement une bonne dizaine de centimètres à ses adversaires et se contente d’être la cinquième roue du carrosse en attaque, sans jamais s’en plaindre ou exiger un plus grand rôle. Et comme Dennis, son sacrifice est récompensé : il est élu quatre fois défenseur de l’année, égalant le record de Dikembe Mutombo. Sa capacité à accepter son rôle, si ingrat soit-il, et à faire ce qu’il faut pour faire gagner l’équipe rejaillit sur ses coéquipiers.
Hamilton a beau être le meilleur scoreur, il est parfaitement conscient que ses points sont avant tout le résultat d’une volonté collective de le mettre dans les meilleures conditions possibles.
Il faut que Billups supervise l’opération avec une grande minutie, que les Wallace placent les bons écrans au bon endroit et au bon moment, et que Prince leurre suffisamment la défense pour dissuader son joueur de tricher. Les autres, eux, savent que le même enchaînement d’actions leur offrira des paniers faciles si l’adversaire commet l’erreur de trop se concentrer sur le jeu sans ballon de Rip.
Près de 40% des paniers de Ben Wallace lors des playoffs 2004 sont ainsi des dunks. Certains viennent de son gros travail au rebond offensif, mais les 2/3 font suite à une passe. Big Ben n’a pas grand talent balle en main, mais il n’a pas son pareil pour rouler après l’écran et claquer un alley-oop brutal. Les playoffs, justement, confirment la violence de leur défense. Pas vraiment inquiétés au premier tour contre Milwaukee, les Pistons démoralisent d’emblée les Nets en ne leur accordant que 56 points lors du Game 1, le deuxième plus petit total de l’ère moderne en playoffs après la débâcle du Jazz lors du Game 3 de la finale 98.
Mais New Jersey, finaliste sortant, se reprend et exploite les difficultés offensives de son adversaire, qui ne marque que 64 points au match 3. Les Nets mènent même la série 3-2 après une grosse victoire au Palace d’Auburn Hills, 127-120, après trois prolongations. Detroit durcit le ton et limite Kidd et les siens à 75 et 69 points lors des deux dernières rencontres. Il n’y aura plus de relâchement.
Ils achèvent le tandem Kobe-Shaq
Les Pacers sont disséqués en finale de conférence. Indiana vole le premier match, mais mange 19 contres au deuxième, un de moins que le record des playoffs, qui tient depuis 1981. Indy marque moins de 73 points de moyenne sur la série, à moins de 35% de réussite. Le Game 6, remporté 69-65 par les troupes de Larry Brown, est une atrocité, le genre de match qui a poussé la ligue à ouvrir le jeu en donnant le pouvoir aux attaquants.
Mais les Pistons, pour la première fois depuis 1990, retrouvent les finales. Avec un Karl Malone en pleine possession de ses moyens, les choses auraient clairement été différentes. Mais le Mailman, blessé, ne parvient pas à faciliter l’attaque des Lakers comme il l’a si bien fait toute la saison.
Sans lui, ou presque, la série est à sens unique. Detroit offre une démonstration défensive lors du premier match à Los Angeles, où seul Shaq, impérial (34 pts à 13/16 et 11 rbds), sauve l’honneur. Le reste de l’équipe ne rentre que 28% de ses tirs, Kobe Bryant en rate 17 sur 27. Il faut un tir à trois-points désespéré de Kobe pour arracher une prolongation au Game 2, que L.A. finit par gagner, mais les Californiens ne parviendront jamais à se défaire de la pression des Pistons, qui, sans trouver de parade à la domination de Shaq (il n’y en a pas), limite Bryant à moins de 34% aux tirs sur les quatre victoires.
Un gros mythe vient de s’effondrer. Sans superstar, avec un groupe essentiellement composé de joueurs dont plus personne ne voulait, les Pistons viennent d’écraser un quintet de futurs Hall-Of-Famers (Phil Jackson, Kobe, Shaq, Malone et Payton) annoncé comme imbattable en début de saison et finissent de faire éclater le duo le plus dominateur de sa génération.
Mais même pour une équipe aussi altruiste, il n’y a rien de plus difficile à partager que la gloire qui vient avec un titre. Le noyau dur de l’équipe passe tout près de rééditer son exploit l’année suivante, où les Spurs, sauvés par Robert Horry, arrachent la victoire en sept manches. Detroit joue bien six finales de conférence consécutives, mais perd les trois dernières d’une façon toujours plus décevante.
Embourgeoisés, changés par leur nouveau statut et privés de la motivation ultime, celle de prouver aux autres qu’ils ont eu tort, les Pistons finissent par faire l’impensable : ils séparent le duo Wallace en laissant Ben signer pour une fortune à Chicago. La franchise ne s’en est toujours pas remise depuis.
*Article publié dans le REVERSE n°54